Combien d’époux oublient qu’à teneur de l’art. 168 CC, ils peuvent passer entre eux tous les contrats qu’ils veulent, y compris des contrats de société ; qu’ainsi le droit y relatif s’applique évidemment aux rapports ainsi noués ; et qu’il leur incombe, lorsque tout va mal et qu’ils divorcent, de rapporter en preuve qu’ils auraient usé de leurs droits autrement, s’ils n’avaient pas été mariés ? Un arrêt du Tribunal fédéral rendu le 10 octobre 2019 le leur rappelle fort judicieusement.
Dans cette affaire lucernoise, les ex-époux avaient fondé en 2007 une société à responsabilité limitée d’un capital social de CHF 20’000, dont l’époux, détenteur d’une part de CHF 1'000, était le gérant, et l’épouse, détentrice de parts pour 19'000, était associée non gérante, sans signature sociale. L’arrêt publié n’indique pas le but social. Pour des motifs que n’explicite pas l’arrêt, cette sàrl a acquis le domicile conjugal en 2007. En 2011, l’époux, sans le concours de sa conjointe, a vendu le domicile conjugal à un tiers. À l’époque, les époux étaient séparés (des mesures protectrices de l’union conjugale ont été prononcées le 7 avril 2010). Le 18 avril 2012, l’épouse, qui n’avait rien reçu du produit de la vente du domicile conjugal, a déposé une demande de divorce. La sàrl a été mise en faillite le 11 octobre 2012 et radiée le 10 janvier 2014.
Le divorce des époux n’a été prononcé que le 17 octobre 2016. L’époux a été condamné à verser CHF 114'002.- à son épouse dans le cadre de la liquidation du régime matrimonial. Le tribunal de première instance a retenu qu’avant la faillite de la sàrl, l’époux avait utilisé à son profit au moins une somme de CHF 100'000 provenant de la vente du domicile conjugal, comme le prétendait l’épouse. Cette dernière affirmait qu’elle aurait dû bénéficier du produit de liquidation de la sàrl à concurrence de 19/20èmes, si son époux n’avait pas détourné cet argent. Eu égard à sa participation au capital social, elle estimait qu’elle aurait dû profiter du produit disparu de cette vente à hauteur de CHF 95'000 au moins. Le tribunal de première instance a considéré qu’il fallait tenir compte de cette créance contre l’époux dans la liquidation du régime matrimonial, puis a qualifié cette prétention non plus de participation au produit de la vente de la maison, mais de créance résultant de la liquidation de la société à responsabilité limitée. Étant donné que l’instance d’appel n’a considéré qu’une créance compensatrice résultant de la liquidation du régime de la participation aux acquêts, elle a corrigé la décision de première instance qui attribuait cette créance aux biens propres de l’épouse, en la rangeant dans les acquêts de cette dernière, dès lors que l’épouse n’avait pas rapporté la preuve de l’existence de biens propres (c. 2.1.)
Dans l’appel, l’ex-époux, qui affirmait ne rien devoir à son ex-conjointe du chef de la liquidation du régime matrimonial, n’a donc obtenu que la réduction du montant dû. Il recourt ainsi au Tribunal fédéral contre cette décision, qu’il juge arbitraire et qui violerait le droit des régimes matrimoniaux. Il fait valoir que son ex-épouse n’a pas de prétention découlant de la liquidation du régime matrimonial. Ceci non pas parce qu’il aurait utilisé à son profit l’argent résultant de la vente du bien immobilier, mais parce que ce bien appartenait à la sàrl. L’Intimée aurait ainsi dû faire valoir sa prétention en responsabilité découlant du droit des sociétés et ne disposerait d’aucune prétention directe découlant du droit matrimonial. L’hypothétique produit de liquidation de la société aurait ainsi dû être réclamé à la société et non pas à lui-même. Il indique qu’au demeurant aucun produit de liquidation de la sàrl n’est intervenu, dès lors que la faillite a été clôturée faute d’actif (c.2.2).
Dans sa prise de position, l’ex-épouse, quant à elle, fonde sa prétention sur l’art. 205 al. 3 CC. La valeur de la sàrl ou le fait qu’elle ait été mise en faillite ne jouerait aucun rôle dans l’appréciation de sa créance, selon elle, étant donné que le recourant tait qu’il a détourné des fonds de la sàrl avant sa mise en faillite ; et étant relevé qu’il a été condamné pénalement le 20 septembre 2017 à une peine pécuniaire de 180 jours-amende de CHF 100.-, pour abus de confiance, gestion fautive et violation de l’obligation de tenir une comptabilité (c.2.3).
Rappelant que l’instance d’appel devait appliquer le droit d’office (art. 57 CPC), le Tribunal fédéral retient que le domicile conjugal appartenait à la sàrl et que l’art. 205 al. 3 CC n’est donc pas applicable. Si l’ex-époux a retiré de manière illicite le bénéfice de la vente de l’immeuble, c’est ainsi à la sàrl qu’il aura porté préjudice (c.2.4). Selon l’art. 214 al. 1 CC, les acquêts existant à la dissolution sont estimés à leur valeur à l’époque de la liquidation. En l’espèce, l’entreprise n’existait plus à ce moment-là en raison de sa faillite et il est incontesté qu’il n’existait pas non plus de produit de liquidation. C’est donc de manière arbitraire que l’instance d’appel a qualifié les prétentions de l’épouse de part de produit à la liquidation, alors même que ce produit n’existait pas. Même si l’article 205 al. 3 CC devait être applicable, on ne peut parler d’aucun produit hypothétique de liquidation. Faute de créance établie, il n’y a donc aucune place pour un tel règlement de dettes entre époux (c.2.4.1). Reste à examiner si l’épouse pourrait fonder sa prétention sur l’article 208 al. 1 ch. 2 CC. À teneur de cette disposition, sont réunis aux acquêts, en valeur, les aliénations de biens d’acquêts qu’un époux a faites pendant le régime dans l’intention de compromettre la participation de son conjoint. On ne peut parler d’une aliénation de bien d’acquêts au sens de l’art. 208 CC que lorsqu’une aliénation de biens des acquêts a eu lieu. Il est donc clair que l'art. 208 CC ne peut être appliqué que si les biens des époux ont été effectivement aliénés. En l’espèce, ce n’est pas le cas ici, puisque le bien en question était propriété de la société, qui elle-même appartenait aux époux. En acquérant le domicile conjugal par le biais d’une sàrl, les époux l’ont en effet placé en dehors du champ d’application des dispositions du droit des régimes matrimoniaux (c.2.4.2). Se pose enfin la question de l’application de l’art. 195 al. 1 CC selon lequel lorsqu’un époux confie expressément ou tacitement l’administration de ses biens à son conjoint, les règles du mandat sont applicables, sauf convention contraire. La gestion des biens, au sens de l’art. 195 al. 1 CC, présuppose un contrat entre époux, selon le droit des obligations, par lequel ils peuvent déroger au droit des mandats, par exemple en concluant un contrat de société. C’est exactement ce qu’ont fait les époux en créant la société. Partant, ce n’est ni le droit matrimonial, ni les règles du mandat qui sont applicables en l’espèce mais bien le droit des sociétés. Ainsi, si elle avait voulu empêcher l’aliénation de la fortune du bien immobilier propriété de la sàrl, ou réclamer des dommages-intérêts à raison de celle-ci, l’épouse aurait dû agir sur la base de son statut d’associée dans la faillite. En outre, il n'est indiqué nulle part que l’épouse a, par exemple, tenté d'exercer ses droits à l'information et de contrôle en qualité d’associée dans la forme prévue par la loi, mais que l’époux l'en aurait empêchée. Par conséquent, il n'est pas possible d'examiner si l’on est en présence d’une situation qui justifierait l’application du principe du « Durchgriff » (levée du voile social fondée sur le droit des régimes matrimoniaux ou sur d’autres droits découlant des dispositions applicables au divorce) (c.2.4.3). En résumé, le recours est admis, dans la mesure où la créance matrimoniale est fondée sur l’aliénation de l’immeuble et le partage du bénéfice.
Le Tribunal fédéral laisse ouverte la question de savoir dans quelle mesure une action en responsabilité fondée sur le droit des sociétés est encore possible, dans la mesure il semble qu’après la faillite, le recourant devrait encore être rejugé pour abus de confiance, gestion fautive et violation de l’obligation de tenir une comptabilité (art. 760 al. 1 et 2 CO) (c. 2.5.)
Quel enseignement tirer de cet arrêt ? Tous les avocats pratiquant le droit matrimonial savent que, lorsque les sentiments prédominent, les époux ont tendance à ne pas se comporter comme la loi l’exige. Ils constatent également que, tant durant la vie commune qu’après qu’elle a pris fin, les époux dont le lien n’est pas, ou pas irrémédiablement rompu hésitent souvent à exercer leurs droits à l’information et au contrôle et à documenter cette tentative d’exercice à des fins de preuve : les conjoints savent en effet que, ce faisant, ils peuvent donner à penser à l’autre que la confiance placée en lui est vacillante, et que cela aura un impact sur l’avenir de leurs liens, surtout lorsque des relations devront perdurer entre eux nonobstant la rupture potentielle du lien conjugal, parce qu’ils ont des enfants en commun.
Les avocats dont les clients ont ainsi conclu des contrats ou fondé des sociétés en raison de leur union devront donc s’attacher à rapporter en preuve le caractère « lebensprägend » de l’union, c’est-à-dire la manière dont les choix présidant à l’union conjugale ont eu un impact sur la conclusion, le contenu du but recherché par le contrat ou la société, et l’exécution ou l’inexécution des droits et obligations résultant de ces contrats ou sociétés, afin de permettre aux instances chargées de trancher le divorce et ses effets accessoires de respecter le principe de l’unité du jugement de divorce, en appliquant, cas échéant, le principe du « Durchgriff » à la liquidation du régime matrimonial.
Ces avocats seront également bien inspirés de réfléchir aux nombreux contrats de mandat et de fiducie couramment conclus par les époux qui se dotent de structures de société pour favoriser la prospérité de l’union, afin de se répartir les tâches dans le ménage (art. 163 CC) sans demander ni se rendre des comptes incessants, en raison de la confiance qu’ils se font, parce qu’ils s’aiment et parce qu’ils ne doutent pas que leur conjoint fait de son mieux pour assurer la prospérité commune. Ceci aidera leurs clients à étayer, dans la liquidation du régime matrimonial, les créances résultant de l’inexécution des contrats conclus à raison du mariage lors de la dissolution de ce dernier, pour restaurer un brin d’équité dans une situation, telle celle de l’arrêt commenté, où le devoir mutuel de contribuer à la prospérité de l’union (art. 159 al. 2 CC) a été violé par l’un des époux, et où la confiance placée en lui en raison du mariage, gravement trahie, a conduit l’épouse à contribuer à l’union au-delà de ce qui aurait été équitable, là où l’art. 165 al. 3 CC l’empêche d’élever une prétention à indemnité équitable.